Dom Prosper Guéranger, Mystique du Carême

On ne doit pas s’étonner qu’un temps aussi sacré que l’est celui du Carême soit un temps rempli de mystères. L’Eglise, qui en a fait la préparation à la plus sublime de ses fêtes, a voulu que cette période de recueillement et de pénitence fût marquée par les circonstances les plus propres à réveiller la foi des fidèles, et à soutenir leur constance dans l’œuvre de l’expiation annuelle.

Au Temps de la Septuagésime, nous avons rencontre le nombre septuagénaire, qui nous rappelait les soixante-dix ans de la captivité à Babylone, après lesquels le peuple de Dieu, purifié de son idolâtrie, devait revoir Jérusalem et y célébrer la Pâque. Maintenant c’est le nombre sévère de quarante que la sainte Eglise propose à notre attention religieuse, ce nombre qui, comme nous dit saint Jérôme, est toujours celui de la peine et de l’affliction1.

Rappelons nous cette pluie de quarante jours et de quarante nuits, sortie des trésors de la colère de Dieu, quand il se repentit d’avoir créé l’homme2 et qu’il submergea la race humaine sous les flots, à l’exception d’une famille. Considérons le peuple hébreu errant quarante années dans le désert, en punition de son ingratitude, avant d’avoir accès dans la terre promise3. Ecoutons le Seigneur, qui ordonne à son prophète Ezéchiel de demeurer couché quarante jours sur son côté droit, pour figurer la durée d’un siège qui devait être suivi de la ruine de Jérusalem.

Deux hommes, dans l’Ancien Testament, ont la mission de figurer en leur personne les deux manifestations de Dieu: Moïse, qui représente la Loi, et Elie, en qui est symbolisée la Prophétie. L’un et l’autre approchent de Dieu: le premier sur le Sinaï4, le second sur Horeb5; mais l’un et l’autre n’obtiennent accès auprès de la divinité, qu’après s’être purifiés par l’expiation dans un jeûne de quarante jours.

En nous reportant à ces grands faits, nous arrivons à comprendre pourquoi le Fils de Dieu incarné pour le salut des hommes, ayant résolu de soumettre sa chair divine aux rigueurs du jeûne, dut choisir le nombre de quarante jours pour cet acte solennel. L’institution du Carême nous apparaît alors dans toute sa majestueuse sévérité, et comme un moyen efficace d’apaiser la colère de Dieu et de purifier nos âmes. Elevons donc nos pensées au-dessus de l’étroit horizon qui nous entoure; voyons tout l’ensemble des nations chrétiennes, dans ces jours où nous sommes, offrant au Seigneur irrité ce vaste quadragénaire de l’expiation; et espérons que, comme au temps de Jonas, il daignera, cette année encore, faire, miséricorde à son peuple.

Après ces considérations relatives à la mesure du temps que nous avons à parcourir, il nous faut maintenant apprendre de la sainte Eglise sous quel symbole elle considère ses enfants durant la sainte Quarantaine. Elle voit en eux une immense armée qui combat jour et nuit contre l’ennemi de Dieu. C’est pour cela que le Mercredi des Cendres elle a appelé le Carême la carrière de la milice chrétienne6. En effet, pour obtenir cette régénération qui nous rendra dignes de retrouver les saintes allégresses de l’Alleluia, il nous faut avoir triomphé de nos trois ennemis: le démon, la chair et le monde. Unis au Rédempteur, qui lutte sur la montagne contre la triple tentation et contre Satan lui-même, il nous faut être armés et veiller sans cesse. Afin de nous soutenir par l’espérance de la victoire et pour animer notre confiance dans le secours divin, l’Eglise nous propose le Psaume quatre-vingt-dixième7, qu’elle admet parmi les prières de la Messe au premier Dimanche de Carême, et auquel elle emprunte chaque jour plusieurs versets pour les différentes Heures de l’Office.

Elle veut donc que nous comptions sur la protection que Dieu étend sur nous comme un bouclier8; que nous espérions à l’ombre de ses ailes9, que nous ayons confiance en lui, parce qu’il nous retirera des filets du chasseur infernal10 qui nous avait ravi la sainte liberté des enfants de Dieu; que nous soyons assurés du secours des saints Anges, nos frères, auxquels le Seigneur a donné ordre de nous garder dans toutes nos voies11, et qui, témoins respectueux du combat que le Sauveur soutint contre Satan, s’approchèrent de lui, après la victoire, pour le servir et lui rendre leurs hommages. Entrons dans les sentiments que veut nous inspirer la sainte Eglise, et durant ces jours de combat, recourons souvent à ce beau cantique qu’elle nous signale comme l’expression la plus complète des sentiments dont doivent être animés, dans le cours de cette sainte campagne, les soldats de la milice chrétienne.

Mais l’Eglise ne se borne pas à nous donner ainsi un mot d’ordre contre les surprises de l’ennemi; pour occuper nos pensées, elle offre à nos regards trois grands spectacles qui vont se dérouler jour par jour jusqu’à la fète de Pâques, et nous apporter chacun ses pieuses émotions avec l’instruction la plus solide.

D’abord, nous avons à assister au dénouement de la conspiration des Juifs contre le Rédempteur: conspiration qui commence à s’ourdir et qui éclatera le grand Vendredi, lorsque nous verrons le Fils de Dieu attaché à l’arbre de la Croix. Les passions qui s’agitent au sein de la Synagogue vont se manifester de semaine en semaine; et nous pourrons les suivie dans leur affreux développement. La dignité, la sagesse, la mansuétude de l’auguste victime nous paraîtront toujours plus sublimes et plus dignes d’un Dieu. Le drame divin que nous avons vu s’ouvrir dans la grotte de Bethléhem va se continuer jusqu’au Calvaire; et pour le suivre, nous n’aurons qu’à méditer les lectures de l’Evangile que l’Eglise nous proposera jour par jour.

En second lieu, nous rappelant que la fête de Pâques est pour les Catéchumènes le jour de la nouvelle naissance, nous reporterons notre pensée a ces premiers âges du christianisme où le Carême était pour les aspirants au Baptême la dernière préparation. La sainte Liturgie a conserve la trace de cette antique discipline; et en entendant ces magnifiques lectures des deux Testaments, à l’aide desquelles on achevait la dernière initiation, nous remercierons Dieu, qui a daigné nous faire naître dans ces siècles où l’enfant n’a plus à attendre l’âge d’homme pour faire l’épreuve des divines miséricordes. Nous songerons aussi à ces nouveaux Catéchumènes qui, de nos jours encore, dans les contrées évangélisées par nos modernes apôtres, attendent, comme aux temps anciens, la grande solennité du Sauveur vainqueur de la mort, pour descendre dans la piscine sacrée et y puiser un nouvel être.

Enfin, nous devons, pendant le Carême, nous remettre en mémoire ces Pénitents publics, qui, expulsés solennellement de l’assemblée des fidèles le Mercredi des Cendres, étaient, dans tout le cours de la sainte Quarantaine, un objet de préoccupation maternelle pour l’Eglise, qui devait, s’ils le méritaient, les admettre à la réconciliation le Jeudi saint. Un admirable corps de lectures, destiné à leur instruction et à intéresser les fidèles en leur faveur, passera sous nos yeux; car la Liturgie n’a rien perdu non plus de ces fortes traditions. Nous nous rappellerons alors avec quelle facilité nous ont été pardonnées des iniquités qui, dans les siècles passés, ne nous eussent peut-être été remises qu’après de dures et solennelles expiations; et, songeant à la justice du Seigneur, qui demeure immuable, quels que soient les changements que la condescendance de l’Eglise introduit dans la discipline, nous sentirons d’autant plus le besoin d’offrir à Dieu le sacrifice d’un cœur véritablement contrit, et d’animer d’un sincère esprit de pénitence les légères satisfactions que nous présentons à sa divine Majesté.

Afin de conserver au saint temps du Carême le caractère de tristesse et de sévérité qui lui convient, l’Eglise, durant un grand nombre de siècles, s’est montrée très réservée dans l’admission des fêtes à cette époque de l’année, parce qu’elles portent toujours en elles un élément de joie. Au ive siècle, le concile de Laodicée marquait déjà cette disposition dans son cinquante-unième Canon12, ne permettant de faire la fête ou la Commémoration des Saints que les samedis ou les dimanches. L’Eglise grecque s’est maintenue dans cette rigueur; et ce n’est que plusieurs siècles après le concile de Laodicée qu’elle s’en est enfin relâchée en admettant, au 25 mars, la fête de l’Annonciation.

L’Eglise Romaine a longtemps retenu cette discipline, du moins en principe; mais elle a admis de bonne heure la fête de l’Annonciation, et ensuite celle de l’apôtre saint Mathias, au 24 février. On l’a vue, dans les derniers siècles, ouvrir son calendrier à d’autres fêtes encore dans la partie qui correspond au Carême, mais cependant avec une grande mesure, par égard pour l’esprit de l’antiquité.

La raison qui a rendu l’Eglise Romaine plus facile dans l’admission des fêtes des Saints en Carême, est que les Occidentaux ne regardent pas la célébration des fêtes comme incompatible avec le jeune, tandis que les Grecs sont persuadés du contraire. C’est pourquoi le samedi, qui est toujours pour les Orientaux un jour solennel, n’est jamais chez eux un jour de jeûne, si ce n’est pourtant le Samedi saint. De même, ils ne jeûnent pas le jour de l’Annonciation, à cause de la solennité de cette fête.

Ce préjugé des Orientaux a donné origine, vers le vii siècle, à une institution qui leur est particulière et qu’ils appellent la Messe des Présanctifiés, c’est-à-dire des choses consacrées dans un Sacrifice précédent. Chaque dimanche de Carême, le prêtre consacre six hosties, dont une est consommée par lui dans le Sacrifice; les cinq autres sont réservées pour une simple communion qui a lieu chacun des cinq jours suivants, sans Sacrifice. L’Eglise latine n’exerce ce rite qu’une fois l’année, le Vendredi saint, et pour une raison profonde que nous expliquerons en son lieu.

Le principe de cet usage des Grecs est venu évidemment du quarante-neuvième Canon du concile de Laodicée, qui prescrit de ne pas offrir le pain du Sacrifice en Carême, si ce n’est le samedi et le dimanche13. Dans les siècles suivants, les Grecs ont conclu de ce canon que la célébration du Sacrifice était incompatible avec le jeûne; et nous voyons par leur controverse, au xie siècle, avec le légat Humbert14, que la Messe des Présanctifiés, qui n’a en sa faveur qu’un canon du trop fameux concile appelé in Trullo15, tenu en 692, était justifiée par les Grecs moyennant cette allégation absurde, que la communion du corps et du sang du Seigneur rompait le jeûne quadragésimal.

C’est le soir, après l’Office des Vêpres, que les Grecs célèbrent cette cérémonie, dans laquelle le prêtre communie seul, comme chez nous le Vendredi saint. Il y a cependant exception, depuis plusieurs siècles, pour le jour de l’Annonciation; le jeûne étant suspendu dans cette solennité, on y célèbre le Sacrifice, et les fidèles peuvent communier.

Le règlement du concile de Laodicée ne paraît pas avoir été jamais reçu dans l’Eglise d’Occident; et nous ne voyons, à Rome, aucune trace de la suspension du Sacrifice en Carême, si ce n’est le jeudi, jusqu’au viiie siècle, où nous apprenons du Liber Pontificalis que le Pape saint Grégoire II. voulant compléter le Sacramentaire Romain, ajouta des Messes propres pour ce jour dans les cinq premières semaines de Carême1. Il serait difficile de rendre raison aujourd’hui des motifs de cette suspension de la Messe au jeudi dans l’Eglise Romaine, non plus que de l’usage de l’Eglise de Milan qui n’offre pas le Sacrifice le vendredi en Carême. Les raisons qui en ont été données nous paraissent peu satisfaisantes ; et quant à l’Eglise de Milan, nous serions porté à croire que l’usage romain de ne pas célébrer la Messe le Vendredi saint, usage qui s’observe pareillement dans l’Eglise Ambrosienne, aurait été par imitation étendu aux autres vendredis du Carême.

Le manque d’espace nous oblige à ne toucher que légèrement tous les détails de ce chapitre; cependant il nous reste à dire encore quelque chose des usages mystérieux de notre Carême occidental. Nous en avons déjà fait connaître et expliqué plusieurs dans le Temps de la Septuagésime. La suspension de l’Alleluia, l’emploi de la couleur violette dans les ornements sacres, la suppression de la dalmatique du diacre et de la tunique du sous-diacre; les deux cantiques de joie, Gloria in excelsis et Te Deum laudamus, interdits l’un et l’autre; le Trait substitué dans la Messe au verset alléluiatique; l’Ite missa est remplacé par une autre formule; l’oraison de pénitence qui se récite sur le peuple, à la fin de la Messe, aux jours de la semaine où l’on ne célèbre pas la fête d’un Saint; les Vêpres anticipées avant midi, tous les jours, à l’exception des Dimanches17: ces divers rites sont déjà connus de nos lecteurs. En fait de cérémonies actuellement pratiquées, nous n’avons plus à signaler que les prières qui se font à genoux, à la fin de chacune des Heures de l’Office, dans les jours de férié, et l’usage en vertu duquel tout le Chœur se tient aussi agenouillé durant le Canon de la Messe, à ces mêmes jours.

Mais nos Eglises d’Occident pratiquaient encore en Carême d’autres rites qui, depuis plusieurs siècles, sont tombés en désuétude, bien que quelques-uns se soient conservés, en certaines localités, jusqu’à nos temps. Le plus imposant de tous consistait à tendre un immense voile, ordinairement de couleur violette et appelé la courtine, entre le chœur et l’autel, en sorte que ni le clergé ni le peuple n’avaient plus la vue des saints Mystères qui se célébraient derrière cette impénétrable barrière. Ce voile était un symbole du deuil de la pénitence auquel le pécheur doit se soumettre, pour mériter de contempler de nouveau la majesté de Dieu, dont il a offensé les regards par son iniquité. Il signifiait aussi les humiliations du Christ, qui furent un scandale pour l’orgueil de la Synagogue, et qui disparaîtront toup à coup, comme un voile que l’on lève en un instant, pour faire place aux splendeurs de la Résurrection18. Cet usage est demeuré, entre autres lieux, dans l’église métropolitaine de Paris.

La coutume était aussi, en beaucoup d’églises, dévoiler la croix et les images des saints dès le commencement du Carême, afin d’inspirer une plus vive componction aux fidèles, qui se voyaient privés de la consolation de reposer leurs regards sur ces objets chers à leur piété. Cette pratique, qui s’est aussi conservée en quelques lieux, est moins fondée cependant que celle de l’Eglise Romaine, qui ne voile les croix et les images qu’au temps de la Passion, comme nous l’expliquerons en son lieu.

Nous apprenons des anciens cérémoniaux du moyen âge que l’on était dans l’usage de faire pendant le Carême un grand nombre de processions d’une église à l’autre, particulièrement les mercredis et les vendredis; dans les monastères, ces processions se faisaient sous le cloître et nu-pieds19. C’était une imitation des Stations de Rome, qui sont journalières en Carême, et qui, durant un grand nombre de siècles, commençaient par une procession solennelle à l’église stationnale.

Enfin, de tout temps l’Eglise a multiplié ses prières dans le Carême. La discipline actuelle à ce sujet porte que, dans les cathédrales et collégiales qui n’en sont pas exemptées par une coutume contraire, on doit ajouter aux Heures Canoniales, le lundi, l’Office des Morts; le mercredi, les Psaumes Graduels, et le vendredi, les Psaumes de la Pénitence. Dans nos Eglises de France, au moyen âge, c’était un Psautier tout entier que l’on ajoutait chaque semaine à l’Office ordinaire20.

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1 In Ezechiel. Caput xxix.
2 Gen. vii, 12.
3 Num. xiv, 33.
4 Exod. xxiv, 18.
5 III Reg. xix, 8.
6 Temps de la Septuagésime, pag. 247.
7 Ps. Qui habitat in adjutorio, dans l’Office de Complies
8 Scuto circumdabit te veritas ejus. A None.
9 Et sub pennis ejus sperabis. A Sexte.
10 Ipse liberavit me de laqueo venantiam. A Tierce.
11 Angelis suis mandavit de te, ut custodiant te in omnibus viis tuis. A Laudes et à Vêpres.
12 Labb. Concil., tom. I.
13 Labb. Concil., tom. I.
14 Contra Nicetam, tom. IV.
15 Can. 52. Labb. Concil., tom. VI.
16 Lib. Pontif., in Gregorio II.
17 Revoir, sur tous ces rites, le Temps de la Septuagésime.
18 Honorius d’Autun, Gemma animae, lib. III, cap. lxvi.
19 Martène, De antiquis Ecclesiae ritibus, tom. III, cap. xviii.
20 Martène, De antiquis Ecclesiae ritibus, t. III, cap. xviii.

 

Cfr. P. Guéranger, L’Année liturgique, – IX. La Carême18, Paris-Poitiers, Oudin, 1909, pp. 23-33 (Chapitre II).

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